Nassim Nicholas Taleb nous a habitué à une pensée iconoclaste qui vient bousculer un certain ordre établi, une stabilité convenue. Sur la forme, on peut lui reprocher une arrogance redondante qui heurte souvent le lecteur. ; c'est certainement le prix d'une pensée innovante, prête à l'emploi dans le bon sens du terme.

Cette arrogance se combine aussi avec une forme de violence dirigée contre les entités établies.

Ainsi, l'académisme universitaire, l'expertise sous toutes ses formes (et en particulier celle qui fonde les orientations et décisions des mondes économique, financier, scientifique, philosophique), le paradigme gaussien, demeurent ses cibles favorites.

Taleb force le trait, quitte à tomber parfois dans le piège de la caricature à quatre sous, en oubliant sciemment la complexité du réel et la diversité des situations.

Il abuse souvent de simplifications contre-productives, de généralisations posées sans preuves ou de répétitions parfois désobligeantes.

Il y a de la violence chez Taleb (celle de Gros Tony de Brooklyn), du parti-pris gratuit, de la partialité, de l’excès parfois insupportable, mais qu'importe ! Car il nous offre aussi, sous ce vernis rugueux, une profondeur d'esprit exceptionnelle, une vision du monde aiguisée parfaitement adaptée aux changements et aux turbulences qui nous malmènent.

Taleb ressent l'aléatoire de l'univers comme aucun autre penseur, ses cygnes noirs façonnent notre environnement et rythment nos destins.

Altruiste, il nous propose dans son dernier livre « Antifragile - Les bienfaits du désordre » une nouvelle propriété de la matière – (des matières pour être précis : matière physique, matière humaine, matière économique, matière informationnelle) que chacun d'entre nous doit exploiter quand il cherche à se prémunir des effets négatifs des cygnes noirs.

Antifragile est donc l’ordonnance du docteur Taleb qui, au chevet du malade après l'avoir longuement ausculté dans ses précédents ouvrages, a détecté le remède le plus adapté à son état.

L'antifragilité est la plante médicinale, présente depuis le début des temps au fond des vallées reculées de la connaissance, ignorée du plus grand nombre, mais qui trouve soudain avec Taleb, une universalité si évidente.

L'objet antifragile ne se contente pas de résister aux chocs, il améliore sa résistance et progresse au fil des petits traumatismes et des chocs qu'il absorbe.

L'antifragilité ne se réduit pas à la robustesse ou à la résilience, mais transcende bien ces deux qualités en se nourrissant des agressions extérieures.

L'exemple des petits feux suffit à illustrer concrètement l'antifragilité : Des petits feux de forêt réguliers et limités permettent d'éliminer progressivement les bois les plus inflammables et évitent ou atténuent l’incendie massif et généralisé.

L'antifragilité atténue le risque sans le faire disparaître et nous renforce face à certains cygnes noirs négatifs.

Taleb propose de favoriser l'antifragilité d'un système en intégrant une part de désordre qui paradoxalement viendra le renforcer. C'est ici que réside la profondeur et l'universalité de sa réflexion : une dose modérée de chaos ou de désordre vient stresser le système ou l'individu et le contraint à rester vigilant, constamment face à l’événement imprévu. La vigilance émerge du désordre et s'estompe avec l'ordre ou l'immobilisme.

Le bruit ou l'ajout d'information supplémentaire aléatoire, non structurée, peut également renforcer un message initialement peu ou pas audible ; il s'agit du phénomène connu en théorie du signal sous le nom de résonance stochastique. Celui-ci intervient dans l'étude du climat, en biologie, en médecine ou en acoustique. La résonance stochastique améliore les performances d'un système non linéaire par l'application d'un signal stochastique ou bruit sur le signal faible initial.

D'une façon générale, Taleb démontre que l'ordre et l'immobilisme fragilisent un système confronté aux agressions extérieures.

Une trop forte stabilité masque les tensions ou pressions internes qui s'accumulent de façon invisible au sein du système et qui finissent par le faire exploser en conjuguant leurs énergies.

Le stress ou le chaos contrôlé appliqué à ce même système révèlent beaucoup plus ces tensions internes et permettent , par résonance, d'alerter avant l'explosion violente.

Ces mécanismes s'appliquent aux crises économiques, aux édifices financiers comme aux conflits, aux insurrections ou aux guerres.

Les périodes de pré-conflit d'euphorie ou de paix durables correspondent aux plages de stabilités qui fragilisent la résistance des infrastructures humaines et qui aboutissent toujours aux crises violentes.

Les désordres de faible intensité contribuent à maintenir le système en alerte, le renforcent face à une crise majeure et agissent finalement comme un vaccin obligeant l'organisme à produire des anticorps.

L'antifragilité s'applique naturellement aux objets du cyberespace : un système composé des trois couches matérielle, algorithmique et humaine, doit cultiver son antifragilité sur chacune de ses strates.

« Stressons régulièrement nos systèmes numériques par de petites attaques aléatoires afin qu'ils se renforcent et qu'ils résistent mieux aux superattaques ! » ; c'est en substance la bonne parole de NNT appliquée au cyberespace.

1) Le livre :

Antifragile – Les bienfaits du désordre – Edition les Belles Lettres - 2013

2) L'antifragilité en visuel :

http://www.youtube.com/watch?v=ywpbQjQJhCw

3) L'antifragilité expliquée par son père :

http://www.youtube.com/watch?v=1NXaafTpVjM